La bougonie ou comment des vierges naissent d’un taureau décomposé

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La bougonie, ou  bugonia, étymologiquement « progéniture du bœuf » en grec, c’est la naissance d’un essaim d’abeilles à partir du cadavre d’un bovin putréfié. La bougonie est décrite dans des traités d’agronomie de plusieurs auteurs latins de l’Antiquité (Virgile, Ovide, Varron…), mais cette pratique remonterait à l’Egypte ancienne.

Longtemps, la bougonie a figuré parmi les techniques apicoles crédibles, puisqu’elle correspondait à la croyance scientifique de l’époque de la « génération spontanée», en particulier pour les organismes réputés simples : on trouve des traces de la bougonie en apiculture jusqu’au XVIe siècle et même au-delà (pour rappel, c’est Pasteur qui a réfuté, non sans mal, la génération spontanée, nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir sur ce personnage dans une prochaine chronique).

Pratique apicole, la bougonie possède aussi une dimension magique (d’ailleurs, science et magie ne se sont séparées que très tardivement dans l’Histoire humaine). La bougonie est ainsi décrite dans un livre d’alchimie arabe du IXe siècle, le Kitāb-al-Nawāmīs (le livre des Lois), ouvrage parvenu en occident sous traduction latine et sous le titre « Liber vaccae », le livre de la vache.

Qu’elle soit pratique ou magique, la recette d’une « bonne bougonie » suit toujours le même protocole : on met à mort un bovin, par décapitation, par étouffement, voire en le laissant mourir de faim enfermé dans un réduit. On lui laisse l’intégrité de son enveloppe (s’il a été décapité, on recoud la tête), on bouche ses orifices et on attend : au bout de quelques jours, un essaim d’abeilles jaillit des entrailles de l’animal.

Dans toutes les cultures qui vouent un culte aux bovins, ceux-ci sont des symboles de force, de vitalité, de fécondité, et, dans le cas des taureaux, de virilité et de sexualité. Or, partout où l’on croyait à la bougonie, on pensait aussi que les abeilles étaient des vierges, quasi-divines : jamais en effet, on ne les voyaient s’accoupler et leur miel était la nourriture du ou des Dieux.

Dans la bougonie, on allie donc sexualité et virginité, putréfaction et pureté, origines terrestres et divines. La bougonie n’est toutefois pas qu’une affaire d’oppositions ou de complémentarité. Elle joue aussi sur les similitudes entre bovins et abeilles  : selon plusieurs auteurs latins, l’origine bovine des abeilles permet d’expliquer leur docilité et leur ardeur au travail. Suivant cette logique de transmission de caractères de l’animal putréfié à l’insecte engendré, Varron estime que « les abeilles naissent d’un bœuf, et les guêpes d’un cheval ».

Aux différentes époques où l’on croit à la bougonie, les ruches ne sont que de rudimentaires outres, qui ressemblent à des « ventres », que l’on rend étanches en les badigeonnant de bouse de vache : les liens entre l’intestin des bovins et les colonies d’abeilles sont décidément très étroits !

Existe-t-il un fondement scientifique de cette histoire de bougonie ? Des insectes nécrophages ressemblant aux abeilles peuvent-ils s’échapper de cadavres putréfiés ? Impossible d’en retrouver trace… En revanche, l’origine mythologique de la bougonie est connue : c’est la légende d’Aristée, une histoire mêlant elle aussi vie et mort, sexualité et pureté…


Bugonia organisée par Aristée. Illustration des Géorgiques dans un manuscrit de 1517, Lyon.

Fils de la nymphe Cyrène et du Dieu Apollon, Aristée est confié par sa mère à d’autres nymphes, puis aux Muses, pour qu’elles fassent son éducation sur les choses de la Nature. Aristée est berger, chasseur (il défend les troupeaux contre les bêtes féroces), et il est aussi le gardien des abeilles. Il dispense généreusement aux hommes tout son savoir sur l’agriculture (c’est le premier « ingénieur agronome »).

Mais un jour, Aristée est invité aux noces d’une autre nymphe : Eurydice. Bien que lui-même soit déjà marié, il tombe fou amoureux d’elle et la poursuit de ses ardeurs juste après la cérémonie. Ce n’est pas très étonnant : lui, le gardien des abeilles veut posséder une « nymphe » (qui est aussi le nom donné au dernier stade de l’insecte avant la forme adulte) et peut-être l’empêcher de consommer son union avec Orphée. Ce qu’Aristée ne sait pas, c’est qu’en tentant de lui échapper, Eurydice marche sur un serpent et meurt (Orphée ira la chercher aux enfers, mais échouera à la ramener).

Les amies d’Eurydice, les Napées, nymphes des vallons, décident de punir Aristée, en tuant toutes ses chères abeilles. Désespéré, Aristée va voir sa mère, Cyrène, puis le devin Protée : il apprend la nature de son crime, mais reçoit aussi la recette pour l’expier. Voici comment Virgile décrit cet épisode ( traduction de Maurice Rat, 1932). : « Choisis quatre de ces superbes taureaux au beau corps, qui paissent maintenant pour toi les sommets du Lycée verdoyant, et autant de génisses dont la nuque n’ait point encore été touchée par le joug ; dresse-leur quatre autels près des hauts sanctuaires des déesses, fais jaillir de leurs gorges un sang sacré et abandonne leurs corps sous les frondaisons du bois sacré. Puis, quand la neuvième aurore se sera levée, tu jetteras aux mânes d’Orphée les pavots du Léthé, tu apaiseras et honoreras Eurydice en lui sacrifiant une génisse ; et tu immoleras une brebis noire et retourneras dans le bois sacré».

Au 9e jour, Aristée retourne voir les corps abandonnés : « Alors, prodige soudain et merveilleux à dire, on voit, parmi les viscères liquéfiés des bœufs des abeilles bourdonner qui en remplissent les flancs, et s’échapper des côtes rompues, et se répandre en des nuées immenses, puis convoler au sommet d’un arbre et laisser pendre leur grappe à ses flexibles rameaux ».

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