Taureau ailé : la mort, la vie, le riz

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Au commencement était… mon interrogation sur la marque de riz que je m’apprêtais à cuisiner : Taureau ailé. Une marque appartenant aujourd’hui à l’espagnol Ebro foods, numéro 1 mondial du riz, mais créée en France, plus précisément en Camargue, en 1970. Dans ma recherche de l’origine de ce nom, j’ai été embarquée à travers les siècles, les millénaires. Bien au-delà de ce que j’imaginais. Et il me faut donc reprendre le fil de mon histoire à sa véritable origine : « Au commencement était… Gilgamesh ».

Gilgamesh, c’est le héros d’une des plus anciennes, si ce n’est LA plus ancienne, œuvre littéraire connue  : l’Épopée de Gilgamesh. Probablement écrite aux débuts du 2e millénaire avant Jésus-Christ, cette œuvre est bien plus vieille que la Bible, dont l’Ancien Testament a été rédigé entre les VIIIe et IIe siècles avant J-C.

L’Épopée de Gilgamesh s’est diffusée pendant près de 2000 ans, à travers toute la Mésopotamie antique (ères sumérienne, babylonienne, néo-assyrienne…), et même au-delà (Palestine, Anatolie, Grèce). Elle conte les aventures de Gilgamesh, roi d’Uruk, l’une des principales cités sumériennes, qui aurait vécu au cours au XXVIIe siècle avant J-C.

Tablette écrite en akkadien retraçant une partie de l’épopée de Gilgamesh, ©British museum

Fort, courageux et d’ascendance plus ou moins divine, Gilgamesh se permet de refuser les avances d’Inanna, la déesse de l’amour, du sexe et de la guerre (celle que les Babyloniens appelleront, plus tard, Ishtar). D’abord dépitée, puis carrément furieuse d’être éconduite, Inanna se rend auprès d’An, Dieu du ciel et père de tous les dieux. Elle le supplie d’envoyer son taureau géant, (le « taureau de Ciel » ou taureau céleste) sur Terre, afin qu’il détruise Gilgamesh et la cité d’Uruk.

Au début, An refuse, arguant que son taureau paît dans le ciel, dans la constellation du taureau, qu’il n’aurait rien à manger sur Terre, et qu’il y causerait de grands dégâts, notamment en y faisant d’énormes bouses ! Mais Inanna insiste, crie et effraye tant son père qu’il finit par céder : il lui confie le taureau. Elle le conduit sur Terre, et, comme prévu, l’animal monstrueux anéantit la végétation en la dévorant, assèche la rivière en la buvant, et casse tous les palmiers de la cité d’Uruk. Pendant ce temps, Gilgamesh, désinvolte, continue de festoyer.


Gilgamesh et Enkidu terrassent le taureau céleste, bas relief mésopotamien, Schøyen collection, Norvège

Lorsqu’il est enfin repu, le Roi, aidé de son ami Enkidu, se lance à l’assaut du taureau. Enkidu l’attrape par la queue, et Gilgamesh tue le monstre en lui plantant son énorme hache dans le cou. Le taureau céleste est terrassé. Il est ensuite dépecé et sa viande distribuée aux habitants de la ville. Postée sur les remparts de la cité, Inanna assiste à l’échec de sa vengeance. Mais Gilgamesh n’en a pas fini avec elle : moqueur, il lui balance l’un des cuissots de l’animal à la figure (selon certains auteurs, ce cuissot serait, ou représenterait, les parties génitales de l’animal).

Ultime sarcasme de Gilgamesh : il remercie la déesse pour son « don » et explique qu’il va utiliser les deux cornes de l’animal comme fioles à huile pour lui faire des offrandes : «  Pour la mort de Taureau de Ciel, précieuse Innana, ta louange est douce ! ».

Taureau ailé contemplé par 4 enfants, estampe de Pablo Picasso

Dans cette histoire, le taureau céleste représente la force brute de la Nature et des éléments (et peut-être aussi du sexe), vaincus par le Roi, et donc par la civilisation. Mais si Gilgamesh gagne cette manche, les Dieux, et Inanna, auront leur revanche dans la suite de son épopée.

Selon les documents retrouvés par les archéologues, le taureau céleste de Gilgamesh est représenté parfois ailé, parfois aptère. Mais d’autres créatures taurines ont été mises au jour en Mésopotamie, et, elles, sont systématiquement ailées : les shedu (ou lamassu) assyriens. Ils datent d’une période plus récente que celle de Gilgamesh : l’époque néo-assyrienne, soit environ entre les IXe et les VIIe siècles avant J.-C.

Les shedu ont généralement un corps de taureau (mais parfois aussi de lion), une tête d’homme et des ailes d’aigles. Ils allient ainsi la force de la Nature et l’intelligence de l’homme civilisé, la brutalité et la sérénité, le taureau céleste et Gilgamesh. Ce sont des créatures parfaites, de bons génies protecteurs, dont le rôle est d’être des gardiens des temples, des palais et des villes. Très concrètement, ils sont aussi les soutiens des édifices, puisqu’ils ont une fonction de piliers. S’ils tombent, tout s’écroule : le palais, l’empire assyrien, le monde…

Taureau androcéphale ailé, ©musée du Louvre

Ces shedu étaient souvent extrêmement imposants, mesurant plusieurs mètres de haut (4 à 5 m), pour un poids de plus de 30 tonnes. Beaucoup d’archéologues qui les ont découverts au XIXe siècle ont réalisé des carnages en voulant les transporter en Occident : la plupart d’entre eux ont dû être découpés, sans compter ceux qui ont coulé en chemin… Sensés être protecteurs, ces pauvres génies ont eu bien du mal à se protéger eux-mêmes ! Dernier épisode tragique : considérés comme idolâtres, ils ont été détruits par des terroristes de l’État islamique, dans le musée de Mossoul et sur plusieurs sites archéologiques…

Si on cerne bien le rapport entre le taureau céleste et les taureaux ailés mésopotamiens (même si près de 2000 ans les séparent !), on a du mal à comprendre celui avec le riz de la marque Taureau ailé  (le point de départ de mon investigation). Pourquoi la marque de riz s’appelle-t-elle ainsi ? Quel est le rapport avec la Mésopotamie ? Au premier abord, aucun : son nom vient du  « taureau ailé » qui figure sur le tympan de la cathédrale Saint-Trophime, à Arles.

Tympan de la Cathédrale Saint-Trophime, Arles, XIIe siecle

Dans la religion chrétienne, le taureau ailé est en effet le symbole attaché à l’évangéliste Luc. Chacun des quatre évangélistes s’est vu attribuer une figure allégorique : Marc, le lion, Luc, le taureau, Matthieu, l’homme (ou l’ange), Jean, l’aigle. Ils sont représentés dans l’iconographie chrétienne, accompagnant souvent le Christ en majesté. Ils sont en quelque sorte les piliers du trône de Dieu.

Comment les évangélistes ont-ils été associés à ces figures ? Tout démarre dans l’Ancien Testament, dans le Livre d’Ézéchiel, écrit probablement entre 593 et 571 avant J.-C. Le prophète Ézéchiel y décrit l’une de ses « visions » : le chariot de Dieu est tiré par quatre créatures célestes identiques, dotées d’une multitude d’yeux, de quatre pattes de taureau, quatre ailes d’aigle, quatre mains humaines, et quatre faces différentes, respectivement d’Homme, de lion, de taureau et d’aigle. Ces quatre créatures sont nommées les quatre Vivants, les Chérubins, ou via le terme générique « Tétramorphe ».

La vision d’Ezéchiel, par le peintre Marc Chagall

Ézéchiel fait partie des Juifs qui ont été déportés à Babylone par les assyriens. Il a donc vu les shedu aux portes des palais : des taureaux-ailés ou des lions-ailés à tête humaine. Taureau, lion, aigle, homme… ce sont exactement les mêmes symboles qui composent son tétramorphe (de là à penser qu’il s’en est inspiré, il n’y a qu’un pas….).

Six siècles plus tard, la figure du Tétramorphe est reprise par Jean dans l’Apocalypse, le dernier livre du Nouveau Testament. Le Tétramorphe est toujours composé de quatre créatures, toutes pourvues d’ailes (six) et d’une multitude d’yeux, mais cette fois, elles sont différentes entre elles. Jean les identifie, dans l’ordre, à un lion, un taureau, un Homme et un aigle.

Des siècles encore plus tard, les Pères de l’Église se penchent sur cet étrange être, quatre en un, et décident qu’ils sont la vision prémonitoire (du moins dans celle d’Ézéchiel), des quatre évangélistes. Tous ne sont pas d’accord sur « qui est qui », les débats vont d’ailleurs durer des années sur les attributions des allégories, en même temps que sur l’ordre canonique des Évangiles (et même sur leur nombre de quatre)  : assez curieusement, c’est plutôt l’ordre d’Ézéchiel, donc de l’Ancien Testament, qui fait référence, plus que l’ordre de l’Apocalypse (lion, taureau, homme, aigle).

Les quatre évangélistes, book of Kells, Dublin

Selon l’ordre canonique des Évangiles, et donc, d’Ézéchiel, l’Homme est attribué à Matthieu, car on estime que son évangile retrace surtout le parcours de Jésus en tant qu’humain. Le lion va à Marc, car dans les premières lignes de son texte, Marc fait référence à un cri dans le désert : ce pourrait être un rugissement… Luc se voit associé au taureau : aux premiers versets de son évangile, il fait allusion à Zacharie qui offre un sacrifice à Dieu. Or, dans le bestiaire traditionnel, le taureau est un animal de sacrifice. Et enfin, l’aigle est Jean, puisque son évangile commence par une voix « venue du Ciel ».

Pour les non-croyants, ces associations peuvent paraître « un peu tirées par les cheveux ». Elles n’en sont pas moins riches de symboles, car on peut les assimiler aussi aux quatre éléments, aux quatre saisons, aux quatre signes fixes du zodiaque, ou aux quatre dimensions de l’être humain (l’esprit, le cœur, le corps et l’âme). C’est en tout cas grâce à cette étrange analogie, fruit de l’interprétation chrétienne de la vision d’un prophète juif déporté à Babylone, que l’on peut admirer, aux frontons des églises et des cathédrales, un taureau ailé…

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